« La fin d’un monde »

Après les lendemains de 1914/1918, puis la guerre d’Espagne, vous abordez 1940 avec Boulevard des Branques. Dans vos romans, la guerre est un sujet récurrent...

Je ne m’étais pas posé la question. Je réalise aujourd’hui que chacun de mes trois derniers romans aborde à sa façon une guerre différente. Plutôt qu’une intention, il faut sans doute y voir une évidence : revisiter la première moitié du 20 ème siècle, c’est plonger dans une Europe en proie aux convulsions, aux drames et aux guerres. A posteriori, cela permet de mesurer ce qu’a apporté la construction européenne aux pays qui s’y sont engagés. En premier lieu, une chose dont on oublie souvent qu’elle ne va pas de soi : la paix.

Pourquoi avoir choisi la période qui va de juin à décembre 1940 ?

Elle me semble marquer un effondrement. Celui de la république. L’exode y revêt à cet égard une valeur symbolique. Les Français partent sur les routes et quand ils reviennent, tout a basculé. La France est envahie par l’Allemagne nazie, Pétain, qui a obtenu les pleins pouvoirs signe l’armistice et lance sa politique de collaboration. Les autorités françaises, et nombre de ceux qui font autorité en matière économique ou culturelle, devancent les désirs de l’occupant : les éditeurs épurent leurs catalogues, la presse est muselée, les journaux collaborationnistes apparaissent, une chape de plomb tombe sur la société civile et les toutes premières mesures anti-juives se mettent en place. C’est aussi l’époque des errances politiques (ou leur confirmation). Elles n’épargnent pas la gauche : une partie de la SFIO ne va pas tarder à confondre le pacifisme et la collaboration. Le parti communiste a approuvé le pacte germano-soviétique et l’entrée de l’URSS en Pologne. Il ne s’engagera dans la résistance que plus tard. Pour l’heure, ses publications clandestines traitent de la guerre comme d’une guerre impérialiste dont il rend responsables les démocraties autant que le régime nazi. A l’extrême gauche, au nom des vieilles antiennes selon lesquelles les travailleurs n’ont pas de patrie, le son de cloche est encore plus dissonant. Si la fin de la guerre d’Espagne, dans Belleville Barcelone, m’avait paru marquer la fin des grandes illusions, le début de la collaboration traduit la fin d’un monde. Enfin, sur le plan de la trilogie entamée avec Les brouillards de la Butte, je me devais de laisser mon héros rejoindre l’ombre de celui qui l’avait inspiré. Un autre Nestor dont les aventures ont commencé en 1941.

Malgré la guerre, l’occupation, la collaboration, votre registre est souvent celui de l’humour…

L’humour est une façon légère de dire des choses plus graves. En tant que lecteur, lorsqu’elles sont suggérées ou en rupture de ton, elles m’apparaissent plus fortes. Je suppose que j’agis de même quand j’écris. « Comediante, tragediante », proclamait jadis Guy Bedos à l’issue de ses spectacles. Comme lui, je crois que la vie est une comédie italienne : un jour tu pleures, un jour tu ris. Cette tonalité me semblait propice à un roman du début de l’occupation. Malgré sa gravité et son cortège de drames, la période se prête à un traitement qui n’exclut pas l’humour. Je ne me serais sans doute pas senti capable de faire de même avec les années qui ont suivi, lorsqu’on est passé du drame à l’horreur. Elles n’ont pas été, pour ceux qui les ont vécues, qu’un long tunnel de deuils. Même sous les bombes, la nuit et la peur, le quotidien existe, on continue à aimer, à naître, à rire. Mais en matière d’écriture l’équilibre m’aurait paru aussi fragile que celui du funambule. Je ne suis pas certain que j’aurais pu le conserver.

Boulevard des Branques est un des premiers titres à paraitre dans une Série Noire dont la transformation a surpris les afficionados...

Il est des révolutions plus fondamentales.

Si vous faîtes référence au format, on ne demande pas l’avis des auteurs. Cela étant, la nouvelle formule a sa cohérence. Elle est au service d’un projet. Clarifier une image quelque peu brouillée par l’existence de trois collections polar chez Gallimard et donner un nouveau souffle à la S.N., dans un environnement où le genre essaime chez tous les éditeurs, ne me paraît pas absurde. Pour le reste, j’ai entendu dire que la nouvelle Série Noire était plus chère. C’est à relativiser. Dans l’ancienne formule, les titres allaient de neuf à qinze euros selon la taille du volume. Passer à seize ou dix-huit euros pour un grand format ne me semble pas outrancier, le dit format abritant par ailleurs des romans plus longs que ceux vendus hier dans la fourchette basse des prix. Quant au spectre d’un formatage des récits que préfigurerait le changement de taille, il relève de l’a priori. Comme beaucoup de lecteurs, je suis tombé amoureux de la Série Noire modèle Marcel Duhamel. Cela ne me fait pas oublier qu’à son époque héroïque, elle demandait à ses auteurs français d’écrire, sous pseudonyme anglo-saxon, de faux polars américains dans un format calibré. Ni qu’il lui arrivait d’amputer les textes à la hache pour ne pas dépasser une longueur censée être adaptée au lectorat. Pour ne pas parler des titres accrocheurs qui n’avaient parfois rien à voir avec les originaux lorsqu’il s’agissait de traduction. Des sous-titres dont les bouquins se voyaient affublés au catalogue. Ou des pubs qui ont orné les quatrièmes de couverture (Ah ! les viriles Bastos, les superbes Balafre…) Prétendre que la Série Noire d’alors était pure de tout marketing et dégagée de tout formatage, n’est pas très sérieux. Avec son esprit d’invention, de défrichage, de découverte, elle s’est sacrément pliée à quelques contingences économiques qui feraient frémir en 2006. A cet égard, qu’on me permette de penser que la SN d’aujourd’hui - qu’on doit à Patrick Raynal - est moins "formatée" qu’hier. Et de croire qu’il en sera ainsi demain. Je n’aime pas les procès d’intention.

Allez-vous continuer à inscrire vos polars sur un fond historique ?

Le cycle des Nestor s’achève. Il faut savoir tourner des pages et arrêter une série. Cela évite la routine et le procédé. Je reviendrai probablement à des périodes historiques, mais plus tard et sous une autre forme. Je ne veux pas m’enfermer. Mon prochain roman sera donc un polar du présent.

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Séquence 1

Coupures de presse

Propos recueillis par Scup pour pecherot.com